Bonjour monsieur Mazeaud

Chronique d’une rencontre avec le plus grand alpiniste français.

L’attrait que je porte à la montagne remonte à l’enfance. Rien ne me prédisposait à cette passion déjà naissante alors que j’avais à peine huit ou neuf ans et que j’habitais un village du Nord, planté près de la frontière belge, à une vingtaine de kilomètres de Lille. Gamin, j’étais un doux rêveur, j’aimais les balades solitaires dans les chemins creux qui filaient en droites lignes entre les champs de blé et de betteraves et qui m’amenaient au bois dont il ne reste rien aujourd’hui. J’allais ainsi me promener des après-midis entiers, au désespoir de ma mère, toujours inquiète de mes disparitions soudaines. Parfois, je rentrais de mes escapades en boitant ou le visage en sang. De nature téméraire, j’escaladais les arbres sans en mesurer les conséquences, une branche cédait sous mon poids et patatras. Ma mère ne s’affolait pas, elle me grondait, me soignait et une fois rétabli, je repartais à l’aventure oubliant le bobo encore frais.

C’est à l’école communale que la perspective de l’altitude commença à germer dans mon jeune esprit. Notre instituteur nous exposait les différents paysages de la France, je l’écoutais de toutes mes oreilles, d’autant que son cours était illustré par de splendides images géographiques en couleurs. Pour la première fois, je découvrais la montagne, ce n’était plus seulement des mots, je pouvais la voir.

Nous n’avions pas la télévision à la maison. Artisan électricien de métier, mon père réparait souvent des postes de télé. Dans les années 60, les pannes étaient fréquentes sur ce type d’appareils et il arrivait que deux ou trois postes attendent dans un coin de la petite salle à manger transformée en atelier de réparation. Maniant le fer à souder sous mes yeux admiratifs, plongé dans les entrailles du poste, il changeait une ampoule ou un transistor dans une délicieuse odeur d’étain fondu. Et puis soudain, une image distordue aux tons gris et blancs apparaissait sur le tube cathodique aux coins arrondis, il tripotait des boutons jusqu’à ce que le visage de la speakerine devienne à peu près stable. Une fois réparée, nous pouvions profiter de cette télé providentielle pendant quelques jours avant que mon père n’aille la reporter à son client. L’été, étaient diffusés des reportages sur le tour de France, on voyait les cyclistes gravir les routes montagneuses, moi, je regardais surtout le décor, les montagnes autour du peloton. Ça me fascinait. Cette course n’avait rien à voir avec le Paris-Roubaix que tout le monde connaissait car notre village figurait sur l’itinéraire. Là, les coureurs s’attaquaient à la montagne, ça avait une autre gueule que les pavés du Nord.

Un matin de janvier, le facteur frappa à la porte, une pile de calendriers sous le bras. Chaque année, comme un rituel, ma mère en choisissait un. « Qu’est-ce que tu veux comme image ? lui demandait le facteur. J’ai des chats, des fleurs, des vaches, des paysages… » J’intervenais : « Y’en a pas avec une photo de montagne ? » Par bonheur, il y avait. Ma mère donna quelques sous au facteur puis me tendit le calendrier. Indifférent à son contenu, c’était davantage l’illustration de couverture qui m’intéressait. Elle représentait une vue assez classique d’une chaîne montagneuse agrémentée d’un chalet au premier plan. A l’heure où j’écris ces lignes, je me souviens encore de cette photo tant je l’avais observée dans ses moindres détails des heures durant. Je rêvais de vivre dans un chalet semblable plus tard, quand je serai grand.

Une chalet semblable à celui du calendrier des Postes (La Giettaz - Haute-Savoie)

Je bassinais mes parents avec la montagne. En 1967, mon père m’offrit un livre de poche qu’il me dédicaça. Mont Everest, de Joseph Peyré, en me précisant que le Mont Everest est la plus haute montagne du monde. « Haute comment ? » demandais-je. « Comme la route qui va d’ici à Sainghin, imagine toute cette route en hauteur. » J’étais estomaqué. Une telle hauteur me paraissait surnaturelle. Sans tarder, je plongeais dans le livre, dans une folle expédition à l’assaut de ce sommet inaccessible, pour moi, c’était de la science-fiction. C’était la première fois que je découvrais l’Everest, j’avais douze ans. Ce nom ne quittera plus jamais ma mémoire. Je ne peux pas expliquer pourquoi la montagne me fascinait à ce point, moi qui coulais une enfance ordinaire dans une région dépourvue de collines et encore moins de sommets, excepté ceux des terrils que, du reste, je n’ai jamais vus. Aujourd’hui, cet amour de la montagne est toujours aussi prononcé, et je n’ai de plaisir et de désir que d’en arpenter les sentiers, des Alpes aux Cévennes, de l’Auvergne aux Pyrénées ou encore, plus modestement, des Alpilles au Lubéron.

Une dizaine d’années plus tard (j’habitais Raphèle, près d’Arles), la télévision diffusa un reportage réalisé par le grand reporter Christian Brincourt : Everest 78 ou les Français sur le toit du monde. Ce soir-là, dans ma chambre (à la maison de mes parents), je n’y étais pour personne. Les yeux fixés sur le poste de télévision, j’accompagnais l’expédition depuis Katmandou au camp de base, puis les camps successifs jusqu’au plus haut sommet du monde. Pour la première fois, j’entendais le nom de Pierre Mazeaud. J’ignorais encore qu’à peine deux ans plus tard, il m’inviterait chez lui à prendre le thé. Pour qui ne connait pas Pierre Mazeaud, il a été, entre autres casquettes politiques, député (Hauts-de-Seine, Haute-Savoie), ministre des sports sous Pompidou, maire de St-Julien-en-Genevoix (Haute-Savoie), mais c'était surtout un alpiniste de haut-niveau au palmarès et à la longévité hors du commun. Pour moi, il restera toujours le plus grand. Il est aussi l'auteur d'une quinzaine de livres.

Peu de temps après ce reportage, je tombais en arrêt devant la vitrine d’une librairie arlésienne. Un livre y était exposé : Everest 78, par Pierre Mazeaud. L’alpiniste lui-même publiait un ouvrage relatant l’époustouflante expédition encore fraiche dans ma mémoire et dont j’avais suivi toutes les étapes à la télévision. Et je revivais avec délectation cet exploit extraordinaire, illustré de nombreuses photos et d’anecdotes, comme des suppléments au film. C’est ainsi que je découvris que Pierre Mazeaud avait une maison à Peyreleau, village situé aux portes de gorges du Tarn, une région que je connaissais bien pour y avoir bourlingué aussitôt le permis de conduire en poche.

L’été 80, je ne partais pas retrouver Marguerite à Deauville*, préférant les routes sinueuses des Cévennes sauvages, en particulier, celles, une fois encore, des gorges du Tarn, sans oublier d’emporter avec moi, mon exemplaire d’Everest 78, dans l’espoir de le faire dédicacer par son auteur que je savais peut-être sur place, avec un peu de chance. Je réservais une chambre dans un modeste hôtel, au Rozier, village collé à Peyreleau. Pour l’anecdote, la propriétaire de l’établissement était une mémé sympathique mais peu reluisante, elle avait des tics épouvantables, elle faisait claquer son dentier quand elle me parlait ou bien donnait des coups de rein, les bras contre la taille, m’obligeant à contenir douloureusement des éclats de rire. C'est cette mémé qui m'a inspiré le tic du personnage principal du roman La chambre d’hôtes paru en juillet 2016. Fin de l’anecdote.

Au Rozier, tout le monde semblait connaître Pierre Mazeaud, en réponse aux questions que je posais l’air de rien, au comptoir d’un bistrot. Si vous voulez prendre la température d’un village, allez dans son bistrot, et, avec réserve, discrètement, intéressez-vous à ce qui se passe, en prenant soin, par une apparence simple, de vous démarquer des touristes paparazzis, bob sur la tête et appareil photo sur le bide. Vous ne tarderez pas à vous faire pote avec l’érudit local, pour peu que vous partagiez un canon avec lui. C’est ainsi que j’ai su, d’emblée, que Pierre Mazeaud était dans le coin : « Ah ben j’l’ai vu pas p’us tard que c’matin, l’allons chercher son pain, bon d’là ! » Fort de cette annonce, dans l’après-midi, le cœur battant, je dirigeais mes pas vers Peyreleau, le précieux ouvrage en poche. Ne sachant précisément où se situait sa maison, j’abordais une vieille dame pour le lui demander. Guillerette, elle répondit qu’on ne pouvait pas ne pas connaître un tel personnage aussi fantaisiste. Et de m’expliquer le chemin en précisant : « Si sa moto est devant sa porte, frappez, c’est qu’il est chez lui. Je l’connais, ça lui fera plaisir qu’on vienne le voir pour causer ! » J’arrivais devant la porte d’une jolie maison de village en pierres, au style ancien, une moto trial stationnait à côté, je frappai…

Il était là, en face de moi, ce géant que j’avais vu deux ans auparavant sur le toit du monde. Il me regardait, interrogateur, un cigarillo aux lèvres. Je bredouillai : « Bonjour monsieur Mazeaud, excusez-moi de vous déranger, j’ai suivi avec beaucoup d’intérêt votre expédition sur l’Everest et j’aimerais que vous me dédicaciez votre livre, s’il vous plait. » Présumant qu’il eut saisi mon stylo pour griffonner une formule usuelle sur la page de garde et puis tchao bonsoir, il me serra la main et m’invita à entrer. « J’allais justement me faire du thé, je vous en sers un ? » J’acceptais sans y croire, étonné par une hospitalité que je n’osais pas envisager, même en rêve. Il fit bouillir de l’eau dans une petite casserole puis remplit les tasses. Attablés, tout en sirotant le thé bouillant, nous devisions de choses ordinaires, il me parlait de la place du Forum, à Arles, qu’il aimait beaucoup, des travaux de rénovation qu’il avait entrepris ici, dans sa maison, me confia son désir d’acheter la petite propriété attenante de façon à faire une extension. Je lui parlais du Tour de France et la présence dans le peloton d’un coureur portant phonétiquement presque les mêmes prénom et nom que lui (Pierre Bazzo). Puis il m’invita à le suivre dans une autre pièce, on monta un petit escalier, on pénétra dans son bureau, là où il écrivit Everest 78 tel qu’il est daté à la fin de l’ouvrage. Il me montra des photos prises du haut de l’Everest, fixées au mur sous forme de panoramique, en détaillant le nom des sommets alentours. Il prit ensuite un livre sur l’étagère d’une bibliothèque, Montagne pour un homme nu, l’ouvrit et y écrivit sur la page de faux-titre : « A Dominique Masselot avec toute la sympathie de l’auteur et en souvenir de sa visite à Peyreleau. Le 6-7-80. Pierre Mazeaud ». Je le photographiais tandis qu’il rédigeait la précieuse dédicace (photo de une de l'article), non sans lui en avoir demandé l’autorisation, même si, à l’époque le stupide droit à l’image ne sévissait pas encore. Il referma la couverture et m’offrit l’ouvrage. J’aurais préféré que la dédicace figure sur l’exemplaire d’Everest 78 que j’avais apporté, mais je me gardais bien de lui en demander une deuxième après le somptueux cadeau qu’il venait de me faire.

Je ne m’attendais pas à un accueil aussi chaleureux, aussi fraternel, aussi humain de la part d’un homme exceptionnel, tant en politique, en droit, en alpinisme pour avoir gravi les plus hauts sommets de la planète et les parois les plus vertigineuses. En juillet 1961, alors qu’il tentait d’ouvrir une nouvelle voie sur le pilier central du Frêney (face sud du mont Blanc) avec six autres alpinistes que formait l’expédition franco-italienne, quatre d’entre eux moururent de froid et d’épuisement en proie à de violents orages, à la foudre et à la tempête de neige. Pierre Mazeaud, seul rescapé français, retrouvé dans un état comateux par les sauveteurs, évoquera souvent ce drame, les larmes aux yeux, au fil d’interviews. A l’époque, j’ignorais encore cette tragédie. C’était mieux car, inévitablement, j’aurais commis la maladresse de réveiller ce douloureux souvenir. Le 6 juillet 1980, jour de cette rencontre, il avait 50 ans et moi 24.

La maison de Pierre Mazeaud, à Peyreleau.

Par la suite, Pierre Mazeaud m’écrivit à trois reprises, trois années de suite, à l’occasion des vœux du nouvel-an, répondant avec beaucoup d’amitié à mes cartes, [ Voir la carte ] sur l’une d’elles, et j'en fus très touché, il m'appelle « Cher ami ». C’est moi qui décidai de mettre un terme à cette correspondance que je ne voulais pas intrusive, par respect, même si elle se limitait à une carte par an. Je continuai à me rendre régulièrement dans les gorges du Tarn, souvent avec tente, duvet et tout le barda du campeur accompli. J’ai ainsi écumé une grande partie des terrains de camping de ce site magnifique qui n’était pas encore investi par le tourisme de masse, Les Vignes, La Malène et autres espaces en bordure d’une rivière aujourd’hui nauséabonde tant elle est polluée.

Bien plus tard, à la faveur d’une promenade à Peyreleau, je revis par hasard le grand alpiniste occupé à arroser son jardinet avec un tuyau. Nous nous serrâmes la main par-dessus le muret de la rue en escalier du Roucadel. L’échange fut bref mais amical. Je constatai qu’il avait fini par acquérir l’extension dont il me parlait avec beaucoup de simplicité, cet été 80.

Article écrit à La Chapelle-en-Valgaudemar,
14 septembre 2022

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* L’été 80 est le titre d’un recueil d’articles pour Libération écrits à Deauville par Marguerite Duras.

 

Dom's - 19 septembre 2022 à 15:42

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